03 mai 2023. La presse privée toujours dans la précarité

03 mai 2023. La presse privée toujours dans la précarité

Salaires des journalistes impayés, aides « élastiques » de l’État

Après la journée internationale du travail, le 1er mai, les journalistes ont célébré, le 3, la journée internationale de la liberté de la presse. Le thème retenu cette année au niveau international a été : « Façonner un avenir de droits : la liberté d’expression comme moteur de tous les autres droits de l’homme ».

Au Cameroun, beaucoup de journalistes, notamment ceux de la presse privée, ont des mois voire des années d’arriérés de salaire. Ils vivent dans la précarité et ont même de la peine à se soigner lorsqu’ils sont malades. Une situation qui cause une entorse à l’article 7 du pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels qui stipule que : « les Etats parties au présent pacte reconnaissent le droit qu’a toute personne de jouir de conditions de travail justes et favorables, qui assurent notamment : a) la rémunération qui procure, au minimum, à tous les travailleurs, un salaire équitable et une rémunération égale pour le travail de valeur égale sans distinction aucune ». Et à la convention N°95 relative à la protection du salaire d’enchérir en son article 6 que, « il est interdit à l’employeur de restreindre de quelque manière que ce soit la liberté du travailleur de disposer de son salaire à son gré ».

Le salaire, un droit fondamental

Pour les spécialistes du droit de travail, le salaire est un droit fondamental. « Le salaire est la contrepartie du travail effectué pour le compte d’un employeur. C’est un élément de survie pour tout travailleur soit-il journaliste. Il serait donc abusif de l’en priver sous quelques prétextes que ce soit », souligne Dr Michel Kouchou Kouchou, enseignant associé à l’université de Ngaoundéré, spécialiste en droit de travail. Les dispositions de l’article 68 du code de travail imposent une périodicité de paiement qui ne saurait dépasser un mois et huit jours sans exposer l’employeur à une sanction en dommage et intérêts en cas de poursuite judiciaires. « Il y a donc là une urgence d’action des syndicats à l’effet de rappeler aux patrons de presse la nécessité de se conformer à ce qui fait l’essentiel de la relation de travail, à savoir le paiement des salaires des journalistes qu’ils emploient au quotidien et ceci doit être matérialisé par la délivrance obligatoire d’un bulletin de paie comme preuve de paiement desdits salaires, question d’être à l’abri d’un contentieux qui leur sera très dommageable », détaille Dr Michel Kouchou Kouchou.  

Financement public insuffisant

Pour leur défense, les patrons de presse disent rencontrer d’énormes difficultés. « Si nous n’arrivons pas à satisfaire régulièrement nos collaborateurs sur le plan salarial, c’est parce que nous faisons face à un certain nombre de problèmes. Il y a, entre autres, la maigreur de l’assiette publicitaire, l’accès limité à la commande publique et les délais hyper élastiques de paiement des prestations par l’Etat, le financement public insignifiant, la distribution de la presse depuis le départ de Messapresse, la hausse du prix des intrants nécessaires à la fabrication du journal pour ne citer que ceux-là », égraine George Alain Boyomo, Directeur de Publication du quotidien Mutations. Autre constat : plus de 90% des journaux qui paraissent au Cameroun ne sont pas des entreprises de presse, mais des épiceries où seuls les Directeurs de Publication gèrent les entrées et les sorties. Aussi, le contenu du journal n’est pas en reste. De plus en plus, l’on ne retrouve plus les enquêtes qui pourront intéresser les lecteurs. Par ailleurs, la multitude des tabloïds peu sérieux n’encourage pas le lecteur surtout dans un pays où la conjoncture actuelle impose une certaine priorité, surtout alimentaire.  

Par Francis Eboa (Jade)

Interview

Mathias Emile Fidieck A Bidias, Directeur de Publication de Ecomatin

Par F.E

« Il faut changer de modèle économique »

Selon vous, que faut-il faire pour que la presse privée sorte de sa précarité actuelle ?

Je pense qu’il faut que les Directeurs de Publication changent de modèle économique ; ça c’est la première chose. Il ne faut pas s’acharner à continuer à vendre en kiosque car on sait que ce modèle a failli. Il faut essayer de voir la possibilité de vendre les packages qui incluent de la publicité, la livraison de la presse, les couvertures des évènements et des publi-reportages. Là ça donne quelque chose de consistant. Si c’est une bonne presse, les gens vont acheter et vont lire, mais si ce n’est pas une bonne presse, c’est clair qu’ils ne viendront pas. Donc, je parle ici de ceux qui ont vraiment des contenus et un éditorial fort. Ce n’est pas tout le monde qui manque de ressources. Il y a d’autres qui font la presse pour arnaquer ou alors pour soutenir des positions politiques de tel ou de tel ; ça ce n’est pas des reproches mais des réalités.

Maintenant pour ceux qui font la presse et qui vendent la presse pour vivre, je dis qu’il faut changer de modèle économique, le modèle marketing. C’est vraiment l’une des solutions pour avoir des revenus directs. Je vous prends un exemple. Si la page de publicité coûte par exemple 350.000Fcfa et que vous proposez deux pages de publicité plus la livraison de trois exemplaires à 500.000Fcfa, je pense que c’est intéressant car la personne a ses deux pages de publicité et elle a la livraison de la presse toute l’année. Cette personne va économiser 200.000Fcfa. Je pense que ça peut être plus intéressant que de continuer à s’acharner sur les ventes en kiosque qui ne rapportent rien.

Est-ce que le numérique ne serait-il pas aussi une piste ?

C’est justement le numérique la deuxième solution. Il faut aujourd’hui exploiter le digital ; c’est une grosse source de revenus. Il y a beaucoup d’annonceurs qui veulent exclusivement faire des publi-reportages ou des bandeaux sur le site internet. Il faut vraiment que les entrepreneurs dans le secteur de la presse exploitent le potentiel financier que nous offre aujourd’hui le digital. Par la suite, je pense qu’il faut aussi se lancer dans l’évènementiel. Un journal c’est d’abord les évènements qu’il organise derrière. Je pense que les gens ont besoin de cadres de réflexion, d’échange, de dialogue. Il faut que ces évènements soient un vrai creuset des ressources pour la presse.

Est-ce qu’il n’y a pas aussi un manque de volonté de certains patrons de presse à ne pas payer les salaires de leurs employés ?

On ne peut pas le dire comme ça. Presque toutes les grandes presses dans le monde sont en déficit. Il y a beaucoup de difficultés aujourd’hui à tenir le modèle économique de la presse. Donc on ne peut pas tout mettre sur le dos des promoteurs, car c’est un secteur où le modèle économique est un peu délicat. C’est vrai qu’il y a des promoteurs de presse qui préfèrent aujourd’hui s’accaparer des ressources qui arrivent que de payer les salaires comme vous dites. Un promoteur qui ne te paye pas pendant trois mois, je ne vois pas pourquoi un journaliste peut continuer à rester avec lui. C’est vrai que c’est difficile et c’est pour cela qu’on ne peut totalement accuser les patrons de presse. C’est pour cela que, vous voyez dans les grands pays, on aide la presse, elle a des subventions. Là-bas l’aide à la presse est reconnue par la constitution, par les lois et on le fait. Mais ici chez nous ce n’est pas encore ça malheureusement et personne n’encourage que ce soit ça, parce que la presse vit dans la dictature. On va dire qu’elle est libre, mais elle n’est pas véritablement soutenue pour qu’elle joue pleinement son rôle. On vit dans une espèce de dictature, peut-être pas la dictature du système, mais la dictature des réseaux. C’est vraiment assez compliqué d’accuser les responsables de presse. Ce n’est pas aussi évident pour eux.